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01 - Les mots interdits de rms

mardi 30 août 2011, par Valentin.

Cette série d’articles reprend et développe quelques réflexions dont j’avais jeté les bases lors d’une conférence donnée en 2011 aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre de Strasbourg, intitulée Le Libriste et le Pro : mythologies des pratiques culturelles Libres.

Cet article a été publié en avant-première sur le Framablog.

Qui de plus approprié pour cette première chronique Librologique, que Richard Stallman ? Né en 1953 — l’année même où paraissaient les premières Mythologies de Roland Barthes, auxquelles nous rendons ici hommage —, il est tout à la fois le premier auteur de logiciels tels qu’Emacs ou GCC, le fondateur du projet GNU, le co-auteur de la licence GPL et FDL, et par là l’instigateur du mouvement du logiciel Libre. Cependant, son apport a très tôt dépassé les frontières de l’informatique : on lui doit notamment la première ébauche de l’encyclopédie Libre Wikipédia, et sa page personnelle témoigne de la diversité de ses préoccupations : droits de l’Homme, libertés civiques, nouveautés scientifiques et patrimoine culturel...

Le sourire énigmatique de rms
© Cinémas Utopia & association Toulibre, 2007.

Au confluent de nombreux phénomènes communautaires (qu’il a d’ailleurs lui-même suscités), la personne de Richard Matthew Stallman, communément désigné par ses initiales rms (en minuscules, ainsi qu’il sied aux informaticiens des années 1970 pour qui l’avènement du bas de casse sur les écrans informatiques représenta une vraie conquête), fait l’objet de ce que nous pourrions appeler un culte — terme sur lequel il convient de s’arrêter un instant.

Le culte est une expression-clé d’un certain parler-jeune, dans lequel le terme s’emploie indifféremment sous forme substantive ou adjectivale : ainsi, l’on parlera d’un « film culte » pour souligner à la fois le nombre et l’enthousiasme des fans, ainsi que pour conjurer un aspect historique ou anecdotique. Le culte est ainsi devenu un argument publicitaire usé jusqu’à la corde, et qui relève de l’auto-suggestion : l’engouement pour ce produit n’est pas un effet de mode : c’est un culte (qui se voit donc conférer une légitimité immémorielle, comparable aux millénaires qui ont façonné les grandes religions). On voit ici à l’œuvre le mécanisme exact de la « privation d’Histoire » que Roland Barthes observait dans ses Mythologies il y a plus d’un demi-siècle : le « culte » est un mythe.

Ce terme me semble directement emprunté à l’anglais, où il se confond avec l’idée de secte : particulièrement aux États-Unis, où n’importe quelle association cultuelle peut bâtir « sa » religion. Cette liberté religieuse (qui peut parfois prêter à confusion) a notamment été mise à profit dans la seconde moitié du XXe siècle par une certaine jeunesse contestataire ou iconoclaste : dès les années 1960 l’on comptera ainsi, entre autres, l’Église du SubGénie, le Discordianisme, ou le Pastafarianisme, l’église athée de la Licorne Rose Invisible (à laquelle votre serviteur se flatte d’appartenir)... ou plus récemment des cults directement inspirés par des films, tels que le Jediisme ou le Matrixisme — pour ne rien dire du Dudeisme !

Bob, la divinité du SubGénie
© SubGenius Foundation, DR.

Certainement influencé par ces courants en son temps, et lui-même athée revendiqué, Richard Stallman s’est employé à subvertir à sa façon les codes des rituels religieux : ainsi de sa brillante idée de célèbrer, tous les 25 décembre,... l’anniversaire d’Isaac Newton. Il ne dédaigne pas non plus, à l’occasion, créer sa propre église autour de l’éditeur Emacs et de Saint-iGNUcius.

Saint iGNUcius dans ses très saintes œuvres
© R. Stallman, 2011 CC by-nd

Subvertir une codification revient à la perpétuer : à ce titre, le culte de rms donne lieu à sa propre iconographie — laquelle n’a rien à envier à celle que Barthes observait autour de l’Abbé Pierre en 1953 (il y aurait beaucoup à dire, par exemple, sur la coiffure et la barbe de Stallman, mi-négligées mi-visionnaires). Cependant dans ce cas précis, le culte cède le pas au folklore : si de nombreux Libristes témoignent encore un grand respect à Richard Stallman, pour la plupart (et en particulier les générations ultérieures, celles de Linus Torvalds et de l’open-source sur lesquelles nous reviendrons prochainement) il n’est guère plus qu’un personnage haut-en-couleurs, une sorte de vieil oncle bougon et un peu radoteur que l’on tolère au repas de famille sans vraiment lui prêter attention.

Le site gnu.org est à ce titre riche d’enseignements. Longtemps maintenu dans un style extrêmement dépouillé (tout comme la page personnelle de Stallman que je mentionnais plus haut), il persiste à mettre l’accent sur le contenu plus que sur la forme, et contient notamment un grand nombre d’articles parfois arides, souvent rédigés par rms lui-même, dans une rubrique intitulée « philosophie ».

Une des constantes du folklore stallmanien, qui marque (et amuse) toujours quiconque assiste à une des nombreuses conférences que rms donne chaque année, et ce quelle que soit la langue dans laquelle il s’exprime (anglais, français ou espagnol), est son souci maniaque de la terminologie employée. Non content de veiller à ne jamais utiliser certaines expressions (« open source », « propriété intellectuelle »), il en déconseille également l’usage à tout interlocuteur, spectateur lui adressant une question. Cette opposition se manifeste parfois avec véhémence, et dans une mise en scène largement ritualisée, à tel point qu’il n’est pas exclu que d’aucuns se fassent un malin plaisir de lui faire entonner sa routine : « non, n’employez pas ce mot, il ne faut pas, c’est incorrect ! » et ainsi de suite : le « culte » se fait alors apophatique.

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En programmeur de talent, rms a donc pris soin de documenter ses propres choix terminologiques sur le site du projet GNU, dans un article intitulé Words To Avoid, traduit en français non par « mots à éviter » mais de façon plus adoucie (et verbeuse), par Mots et phrases prêtant à confusion, que vous devriez éviter (ou utiliser avec précaution).

  • On y trouve, bien évidemment, ses chevaux de bataille les plus courants (« open source », « propriété intellectuelle »), ainsi que d’autres termes assez évidents : l’emploi prédicatif du terme Photoshop®, le MP3.
  • D’autres termes sont liés à la définition de ce qu’est et n’est pas un logiciel Libre : gratuité, commercial, marché...
  • Certains termes de propagande sont également démontés, qu’il s’agisse de slogans positifs (DRM, Trusted Computing, Cloud Computing) ou négatifs (vol, piratage).

Enfin, une certaine catégorie de termes me semble tout à fait remarquable : il s’agit de mots d’apparence inoffensive, naturelle pourrait-on dire, et couramment employés par les Libristes eux-même, mais derrière lesquels Richard Stallman débusque un empilement de présupposés qui, de fait, les orientent et en font des termes de propagande.

Ainsi, parler d’écosystème des logiciels Libres (ou de toute communauté humaine) révèle une attitude tout à fait comparable à la Norme bourgeoise que critiquait Barthes en son temps : c’est s’abstraire, sous l’apparence d’un regard scientifique extérieur porté sur un phénomène naturel, de toute responsabilité et de tout aspect éthique. C’est se mettre en retrait de la communauté humaine, et rester impassible alors que des prédateurs exterminent leurs congénères, que disparaissent « les droits de l’Homme, la démocratie, la paix, la santé publique, l’air et l’eau purs, les espèces en danger, les patrimoines traditionnels »... on le voit, le propos va ici bien au-delà de l’informatique.

Dans un autre ordre d’idées, parler de n’importe quel auteur comme d’un créateur n’est pas un choix anodin (particulièrement dans l’éthos anglo-saxon protestant) : c’est assimiler les auteurs ou artistes à des divinités — non pas pour leur attribuer une toute-puissance, mais pour les brandir comme prétexte afin d’exiger la soumission des citoyens (nous aurons l’occasion de revenir sur ce statut des auteurs dans la société bourgeoise, que Roland Barthes démonte savoureusement dans son texte L’Écrivain en vacances). rms recommande aussi, depuis peu, de ne pas parler de rémunération des artistes : ce serait sous-entendre, selon lui, que de l’argent leur est systématiquement et moralement dû, de même que la divinité appelle l’offrande.

Avec cette même optique, Stallman critique enfin (comme d’autres après lui) un autre travers contemporain qui consiste à désigner les œuvres de l’esprit sous le terme de contenu. Ce terme peut s’employer, semble-t-il, indifféremment au singulier ou au pluriel — un peu comme, dans les entreprises, le terme « personnel », autre parangon méprisant du parler moche. Ce qui m’intéresse ici est bien sûr l’idéologème qu’il recouvre, et qui constituera l’une des thématiques récurrentes de ces Librologies ; avec le « contenu », l’essence des objets disparaît au profit de leur quantité. « Téléchargez des contenus », vous dira-t-on — sont-ce des morceaux de musique ? des films ? des essais ? des fictions ? Peu importe. Sont-ils originaux ? expressifs ? troublants ? Nous n’en saurons rien. C’est que nous ne sommes plus dans un ethos civique ou artistique, mais marchand : dans ce milieu où l’on ne parlera plus Libre, mais libre de droits — je n’en donnerai qu’un exemple, mais il est parlant.

Nous avons vu combien Roland Barthes brocarde à l’envi ce désir « d’immanence » de la bourgeoisie de son temps : « tout phénomène », écrit-il dans un de ses textes sur Poujade, « qui a son propre terme en lui-même par un simple mécanisme de retour, c’est-à-dire, à la lettre, tout phénomène payé, lui est agréable » — la « rémunération » des artistes, que nous évoquions à l’instant, n’est pas autre chose. Le « contenu », par définition, est quelque chose d’indéterminé mais qui se définit par sa seule quantifiabilité, équationnelle et rassurante pour le « bon sens » de nos bourgeois d’aujourd’hui. Appliqué à l’art, le terme est, littéralement, lourd de sens.

Comment, dès lors, réfléchir et argumenter sainement lorsque l’on raisonne avec des termes aussi peu précis ou orientés ? Nul doute que nombre de Libristes veuillent, de tout cœur et en toute sincérité, défendre par exemple « l’écosystème des créateurs de contenu »... et pourtant, le simple fait de poser le problème en ces termes oriente déjà le discours et biaise la réflexion.

Ce questionnement se situe d’ailleurs sur toutes sortes de terrains : juridique, médiatique, technique, ontologique ; il est exprimé, à l’occasion, de façon assez rugueuse : il est à ce titre intéressant de voir combien les versions successives de la page Words To Avoid (et plus encore, ses traductions) tentent d’adoucir son propos, d’en lisser les formulations.

Comme l’avaient remarqué Barthes, mais également Bourdieu ou Orwell en leur temps, contrôler le langage revient à contrôler la pensée : imposer sa propre terminologie, c’est façonner le raisonnement du public et couper court à toute opposition argumentée. En cela, Richard M. Stallman est probablement l’un des penseurs les plus fins du mouvement Libre, ayant très tôt perçu qu’avant même de commencer à raisonner il est indispensable de questionner le langage même que l’on utilise.

Richard Stallman
© La Tribu FM 88.7, 2008. CC-by-sa.

Devons-nous pour autant nommer rms un philosophe ? D’aucuns ont franchi le pas, et l’on lira à ce titre avec intérêt la préface rédigée par Lawrence Lessig, fondateur des licences Creative Commons :

Chaque génération a son philosophe, un écrivain ou un artiste qui capte l’air du temps. Quelquefois, ces philosophes sont reconnus comme tels ; souvent cela prend des générations avant qu’ils soient reconnus. Mais reconnus ou pas, un temps reste marqué par les gens qui parlent de leurs idéaux, dans le murmure d’un poème, ou l’explosion d’un mouvement politique.

Notre génération a un philosophe. Il n’est ni artiste, ni écrivain professionnel. Il est programmeur.

Me trouvant en contact régulier avec l’intéressé, j’ai récemment eu l’occasion de lui demander son point de vue sur la question : « Je suis content, m’a-t-il répondu, que les gens me considèrent comme un philosophe, car cela montre qu’ils ont compris que le mouvement des logiciels Libres n’est pas un mouvement purement informatique, mais un mouvement culturel, social et philosophique ». Réponse pragmatique : le « positionnement » de Richard Stallman ne peut s’analyser autrement que par le public auquel il s’adresse.

C’est en ce sens que doivent être lues, je pense, les pages « philosophie » du projet GNU : il ne s’agit bien évidemment pas d’ouvrages philosophiques au sens où l’entendent, par exemple, les universitaires et chercheurs en philosophie. Richard Stallman ne propose pas de redéfinir notre vision du monde, et son « apport » à la philosophie, si tant est même qu’il existe, se limite à rappeler des notions simples de droits de l’Homme, de partage et d’entraide, sur lesquelles se fondent le mouvement Libre. Et pourtant, il ouvre ainsi l’accès à une réflexion d’une finesse et d’une exigence nettement différente des préoccupations ordinaires des informaticiens et autres geeks.

Pour amener un tel public à un véritable questionnement éthique qui ne se contente point des évidences d’un discours médiatique prémâché, rms a manifestement choisi de se présenter comme philosophe, et de tirer ainsi partie de l’iconographie et du culte qui l’entoure : plus qu’un philosophe, il est un personnage de philosophe.


Cet article est paru en avant-première sur le Framablog, n’hésitez pas à y poster vos commentaires, dont voici un aperçu :

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